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Histoire synthétique de l’Afrique résistante. Les réactions des peuples africains face aux influences extérieures/Préface


Nazi Boni
Histoire synthétique de l’Afrique résistante.
Les réactions des peuples africains
face aux influences extérieures

Paris, Présence Africaine, 1971. 311 pages, ill.


Le livre que vous allez lire constitue en lui-même un événement. Je ne crois pas me tromper en écrivant qu’il s’agit du premier grand livre d’histoire africaine, en langue française, écrit par un Africain.
Je ne veux point par là déprécier le mérite d’autres livres d’histoire déjà écrits par des Africains : pour diverses raisons, ceux-ci avaient dû adopter un autre champ ou une autre optique.
Ainsi les ouvrages de Cheikh Anta Diop ou de De Graft-Johnson, qui ont affirmé avec vigueur la nécessité d’une historiographie africaine, sont avant tout des manifestes, avec ce qu’ils comportent nécessairement de défi aux « idées reçues », plus que des recherches en profondeur.
Avant de parcourir les routes, il fallait les frayer, et leur entreprise relevait d’une nécessité historique. Dans un autre sens, la thèse d’Abdoulaye Ly sur la Compagnie du Sénégal, tout en apportant des vues nouvelles, traite un sujet maintes fois abordé par les historiens d’Europe, selon leurs techniques classiques de dépouillement et d’interprétation des archives. Elle traite d’un fait européen ayant eu, partiellement, l’Afrique pour théâtre.
Or, il est une histoire que les Africains seuls peuvent écrire : c’est celle de l’Afrique intérieure, vue de l’intérieur. Parmi les ouvrages qui vont dans ce sens on peut citer, avec les travaux de Djibril Tamsir Niane sur l’Empire du Mali et sur l’histoire de l’Afrique occidentale, l’attachant essai de M. Nazi Boni Crépuscule des Temps Anciens qui représente, je serais tenté de dire dans son essence, cet élément irremplaçable de l’histoire africaine dont je veux parler. Dans la préface de cette « chronique du Bwamu » — chronique du pays et du peuple de M. Nazi Boni — l’auteur présente son dessein en ces termes :

« Pour faire connaître un peuple d’Afrique noire … la meilleure méthode consiste à le vivre, à le regarder vivre, à collecter ses vieilles traditions auprès de leurs conservateurs, les “Anciens”, dont les derniers survivants sont en voie d’extinction, et à transcrire le tout sans fard. »

M. Nazi Boni nous a ainsi livré le premier témoignage écrit, vu de l’intérieur, sur le drame d’un peuple face à la conquête coloniale.
Nul n’était mieux placé que lui, à partir de là, pour tenter une synthèse plus générale sur la résistance africaine face à la conquête coloniale, objet du présent livre.
Jusqu’ici —disons pour plus de précision jusqu’aux dernières années du régime colonial — ce sujet était demeuré « tabou ». Il était entendu que la colonisation, bienveillante, humanitaire et toute pacifique, n’avait apporté aux colonisés que des bienfaits, les routes, les ports, les hôpitaux, et les écoles … Dire autre chose était jugé inconvenant sinon subversif. De toute façon les « sujets » de cette colonisation, seuls bien placés pour en parler, n’avaient pas droit à la parole. Aujourd’hui, peu à peu, le voile se déchire.
Le livre de Monsieur Nazi Boni, avec science et modération, y aura pour beaucoup contribué.

Il est temps, pour mieux présenter l’ouvrage que vous allez lire, de dire quelques mots de l’auteur. Et avant même de présenter sa biographie, on m’excusera d’insister sur un trait qui témoigne sur l’homme, et sur l’historien.
M. Nazi m’était connu jusqu’à ces denières années comme homme politique. Elu en 1948 député de la Haute-Volta, il devait représenter dix années durant son pays au Parlement français.
En ces temps où le régime colonial faisait aux démocrates français un devoir de prendre part aux luttes politiques dont l’Afrique était le théâtre, j’étais moi-même entré dans l’armée.
Militant de la première heure du Rassemblement Démocratique Africain, je fus dans les années 1946-1949 un collaborateur et un ami de Félix Houphouët-Boigny, qui était l’un des adversaires politiques les plus déterminés de M. Nazi Boni. Qui avait tort ? Qui avait raison ? La question paraît bien vaine aujourd’hui.
Nous avions l’un et l’autre des raisons, dont la plupart, je crois, étaient bonnes ; ce ne fut pas l’une des plus minces astuces du régime colonial que de jeter dans des camps opposés, en jouant sur des questions de personne ou de région, des hommes qui voulaient également l’émancipation de l’Afrique.
Je n’évoque ce passé que pour en tirer cette réflexion : M. Nazi Boni aurait pu — et nul ne s’en serait étonné — demander à un ami politique de longue date de présenter son ouvrage.
Il n’a pas hésité à s’adresser à un ancien adversaire politique, témoignant ainsi de sa détermination à écarter toute complaisance. Il n’a vu ici en moi que l’historien qui, beaucoup plus sommairement et dans un horizon plus limité, avait abordé, il y a quelques années, le sujet qu’il traite aujourd’hui.
Nous ne nous connaissions que de nom, par les manifestations publiques de nos activités respectives. La démarche de M. Nazi Boni m’a honoré et touché, en même temps qu’elle m’a éclairé sur son caractère. Elle m’a conduit, confirmant une impression que m’avait déja fait la lecture de Crépuscule des Temps Anciens, d’apprécier des qualités d’objectivité critique qui constituent la plus grande vertu de l’historien en même temps qu’une des plus précieuses des vertus humaines.

M. Nazi Boni, né à Bwan (Haute-Volta) vers 1909, appartient par sa naissance au groupe ethnique Bwa — que les militaires et administrateurs coloniaux baptisèrent d’après leurs interprètes bambara ou malinké Bobo Oulé.
Ce peuple est l’un de ceux qui, dans la savane, fidèles a une civilisation millénaire purement africaine, demeurèrent à travers les siècles réfractaires à toute conquête, morale ou politique, défendant leur indépendance avec une énergie farouche.
Par son père et sa mère, il appartient à de vieilles lignées de « chefs de terre », qui constituent tout autre chose que les aristocraties parasitaires propres à d’autres régions de l’Afrique comme à l’Europe.
La société Bwa n’avait défendu si farouchement son indépendance que parce qu’elle ignorait, à l’intérieur, toute exploitation de classe, toute forme d’oppression ou même d’autorité politique.
Les chefs de terre, chargés de la répartition des terres cultivables, responsables de leur fertilité, exerçaient un office public plus qu’ils ne détenaient un privilège. Les quelques avantages qui leur étaient octroyés compensaient à peine les responsabilités et les risques qu’ils avaient à assumer. Leur autorité fondée sur la tradition était purement morale. Paysans parmi les paysans, rien ne les séparait de leur peuple, peuple de cultivateurs parmi les meilleurs de la savane, précisément parce qu’ils avaient le sentiment profond d’être un peuple libre.
Issu de cette « noblesse patriarcale », M. Nazi Boni dut à cette circonstance d’être l’un des premiers livrés à l’« Ecole des Blancs », et en même temps de demeurer fidèlement attaché au terroir: à la différence d’autres hommes politiques, il restera jusqu’à son exil domicilié, non dans les chefs-lieux, mais dans son village.
Avant l’école, l’enfance de M. Nazi Boni devait être marquée par le terrible drame dont son premier livre évoque le souvenir : la révolte du désespoir qui secoua toute une partie du Soudan et de la Haute-Volta dans les années 1915-1916, et qui fut suivie de la plus atroce des répressions.
Accroché par des pagnes au dos de sa mère, comme tous les enfants africains, il connut l’angoisse de la fuite, les villages brillés et « cassés », les nuits à la belle étoile, au milieu de la brousse, par les pluies et les tempêtes. Il échappe par miracle à une razzia de la cavalerie conquérante. Les troupes de répression incendient systématiquement les greniers, afin de réduire la population par la faim. Il assiste dans son village à l’exécution de six chefs de quartiers, placés en colonne devant un mur et fusillés « en enfilade » d’une seule balle par le lieutenant chef du poste de Bonikuy soucieux de démontrer aux populations l’efficacit des armes européennes. Motif : le village avait refusé de ravitailler les troupes en vivres (ils avaient été incendiés dans les greniers!).
Premier contact avec le Blanc dont l’image s’associe dans son esprit à celle des tirailleurs et garde-de-cercle à la chéchia terrifiante, des « chefs coutumiers » imposés, parasites bedonnants et enturbannés, et de leur séquelle … Au temps de la liberté succède celui de la servitude, du travail forcé, des impôts écrasants ex.igés par les colonisateurs et alourdis des exactions de toutes sortes qu’y ajoutent leurs agents.
M. Nazi Boni est envoyé à l’école en 1921-1922, malgré lui et malgré ses parents, pour témoigner de la soumission du village, en otage plutôt qu’en élève … Il essaie d’abord de se faire exclure en travaillant mal: mais l’amour-propre l’emporte. Il saute deux classes et en quatre ans passe le certificat d’études parmi les meilleurs, ce qui lui ouvre les portes étroites de l’Ecole primaire supérieure (EPS) : ses succès scolaires, là encore, le conduisent à l’Ecole Normale William Ponty.
Pour les « sujets » français de ce temps, c’était le plus haut établissement scolaire auquel on pût parvenir, l’accès au baccalauréat et aux universités leur étant fermé. Son ancien maître M. You, aujourd’hui inspecteur primaire en Vendée, évoque en ces termes son élève d’alors :

« Au hasard de la lecture d’un bulletin bibliographique, un nom me frappe et me ramène de 35 ans en arrière. Un livre sur la vie africaine au début du siècle a pour auteur Nazi Boni. Nazi Boni… j’ai eu un élève de ce nom à l’Ecole primaire supérieure de Ouagadougou … Une rapide correspondance m’apporte une réponse. C’est bien lui. Mais qui est lui ? Le sais-je bien ? Je n’ose l’affirmer. Une mémoire visuelle encore bonne me restitue l’image d’un garçon de 15 à 18 ans; il a le teint clair, un visage penché de sentimental, le regard du timide dans des yeux largement ouverts qui semblent poser une éternelle question.
En reconstituant son image, en ramenant au jour des traits enfouis que j’aurais pu croire oubliés, c’est bien cette lumière de l’oeil interrogateur qui me paraît l’essentiel. Avec un fond de douceur craintive, comme s’il découvrait avec ravissement un inconnu redouté, une dangereuse terre promise.
C’est un bon élève, silencieux et attentif; qui s’instruit comme on pénètre un secret. Il est réfléchi comme s’il était chargé de la sagesse de ses ancêtres, et mandaté par eux. Derrière sa personne, derrière son regard, ma jeunesse d’Européen ignorant pressent un monde étranger, un lointain insoupçonné que je ne pénétrerai pas, et d’abord parce que je suis trop neuf pour être curieux. Le malentendu des races et des situations nous empêchera de franchir les distances qui séparent à peine les esprits. »

Muni du diplôme de sortie de l’Ecole Normale, Nazi Boni débute en 1931 comme instituteur à Ouagadougou. Instituteur de premier ordre, il avance rapidement dans son cadre, tout en continuant à se cultiver par la lecture: ce n’était pas chose aisée pour un instituteur africain de ce temps. Ses maîtres de l’Ecole Normale lui ont ouvert des vues sur la psychologie, la sociologie. Il se passionne pour Descartes, et médite longuement le « Discours de la Méthode ». Il est très influencé par les ouvrages d’Alengry, et spécialement par sa psychologie, alors très utilisée dans les Ecoles Nonnales. Il veut lire lui-même Auguste Comte, Emile Dürkheim — ce qui ne lui sera pas toujours facile à obtenir. D’autant que, très vite, on utilise ce maître d’élite pour «remonter» les écoles en difficulté: muté presque chaque année, en un temps où les routes et les moyens de transports étaient sommaires, il voit son mobilier et ses livres tomber en morceaux …
En 1941, il est nommé directeur de l’Ecole primaire de Treichville, faubourg populaire d’Abidjan. Bien que chargé de fonctions administratives et ayant à diriger pédagogiquement huit adjoints, tous débutants sauf un, on lui refuse d’être déchargé de classe, malgré les règlements.
Déjà en brousse il s’était fait mal voir en essayant de défendre auprès de l’Administration les malheureux « requis » peinant au travail forcé dans les plantations ou les chantiers de la région forestière.
Révolté par le régime de discrimination raciale imposé par Vichy, que le colonat de Côte-d’Ivoire avait poussé à un degré inouï, il proteste à chaque occasion et manifeste son amertume. Il est aussitôt classé parmi les « aigris », les « mauvais esprits » et est inscrit sur une liste de fonctionnaires « anti-français » à révoquer… Il est sauvé de justesse par l’administrateur-maire qui le connaît parce qu’il a donné à ses enfants des cours de rattrapage.
Peu après, la création d’un « diplôme supérieur » ouvre pour la première fois les portes du « cadre supérieur », réservé jusque là aux Européens, aux instituteurs africains. Il se porte candidat. On l’autorise, à titre de « stage» préalable, à enseigner les mathématiques à l’Ecole primaire supérieure de Bingerville, mais ses collègues et supérieurs européens, malgré — ou peut-étre à cause — des résultats obtenus, multiplient les interventions pour lui faire barrage.
Dans les rapports faits par le directeur à son sujet, on note ces appréciations significatives :

« Excellent maître, possède une culture suffisante … M. Nazi Boni regarde les instituteurs européens avec cet air de supériorité qui semble leur dire : Que pouvez-vous contre moi ? Je suis arrivé … »

On lui refuse de se présenter à l’examen. L’année suivante la direction de l’Enseignement récidive et il faudra que le gouverneur de la colonie, nouvellement nommé par la France libre, prenne l’affaire en main, désavouant l’Administration locale de l’Enseignement pour qu’il puisse se présenter devant le jury. Que lui reproche-t-on ? Tout simplement son absence de complexe d’infériorité à l’égard du Blanc et son refus de l’injustice.
Nazi Boni, bien qu’étant le plus jeune des candidats, est reçu premier de l’A.O.F. à l’écrit, premier encore aux épreuves pratiques et orales, au grand dam de ses persécuteurs.

Cette même année 1944 est celle où l’A.O.F. s’ouvre pour la première fois à la vie politique. Les élections à l’Assemblée Constituante de 1945 le trouvent à Tenkodogo, dans sa Haute-Volta natale, alors incorporée à la Côte d’Ivoire
Profitant de l’absence du gouverneur titulaire, alors en congé, l’administration locale, où prédominent colonialistes forcenés et vichystes mal repentis, tente de « faire les élections » par les moyens dont elle use d’ordinaire pour administrer.
Nazi Boni décline l’offre de candidature qui lui est faite par ses collègues de « Haute Côte-d’Ivoire » et vote publiquement pour le candidat anti-colonialiste, Félix Houphouët-Boigny. Aussitôt commencent ses « ennuis » politiques : une enquête est ouverte contre lui, tendant à démontrer qu’il est « anti-français ». Ses adjoints et lui-même sont menacés de révocation.
Pour apprécier l’atmosphère qui régnait alors, nous nous contenterons de citer cet extrait du rapport annuel des Pères Blancs de la Mission de Bobo-Dioulasso, peu suspect de partialité en la matière :

« Revenant de France au mois de novembre (1945), le vicaire apostolique rencontra, à Bamako, l’administrateur de Bobo qui s’en allait en congé. Celui-ci lui fit une peinture bien sombre du cercle de Bobo et de celui de Gaoua, au point de les comparer à un foyer volcanique en ébullition … Les Européens s’endormaient, paraît-il, le révolver sous le traversin. La police, assurée par l’armée, lançait des engins blindés, chaque soir, dans les rues de Bobo … Le premier événement qui provoqua cette crise de croissance fut l’élection des députés à la première Constituante.
L’opération, au dire des autorités, devait se faire « administrativement » ; elle était classée d’avance et devait réussir, jusqu’à présent. Or, ce fut le contraire qui arriva : l’élection par les indigènes du député vraiment de leur choix prit l’allure d’un plébiscite contre l’autorité locale. Les indigènes avaient-ils acquis, de façon magique, une personnalité ? De mémoire d’administrateur, on n’avait jamais vu cela ! Oui, quelque chose était changé, mais non subitement ; l’ancien régime, miné depuis longtemps, attendait l’occasion pour éclater »

Son épouse, sage-femme, meurt à Ouagadougou. L’administration, contre tous les usages, lui refuse tout moyen de transport et il doit partir de nuit, à bicyclette, pour franchir les 180 kilomètres qui l’en séparent pour assister aux obsèques. En cours de route, un transporteur consent à le hisser sur les ballots de marchandises de son camion. Ce traitement, dans de pareilles circonstances, lui laisse une profonde amertume.

Entre temps se constitue le « Parti Démocratique de Côte-d’Ivoire, qui deviendra bienôt le noyau du Rassemblement Démocratique Africain. Plusieurs années durant, le R.D.A. sera à la pointe du mouvement anti-colonialiste. Mais les circonstances en écartent Nazi Boni qui devient un adversaire déterminé du P.D.C.I.
Pour le comprendre, il faut voir comment les choses se passent pratiquement sur place, et ne pas perdre de vue quelles étaient les bases sociales du R.D.A. en Côte-d’Ivoire, bases sociales qui expliquent largement l’évolution ultérieure de ce parti et de son leader Houphouët-Boigny.
Le P.D.C.I. s’appuyait essentiellement sur les planteurs de la région forestière et sur les « dioulas », commerçants et conquérants de la « Moyenne-Côte ». Ceux-ci, en qui les autochtones de « Moyenne-Côte » voyaient leurs exploiteurs de toujours, considéraient volontiers de leur côté les autochtones voltaïques comme une masse électorale de manoeuvres, et se conduisaient à leur égard comme envers les sujets d’un pays conquis.
Attaché à la défense des populations paysannes de son village, Nazi Boni opte pour le camp des adversaires du R.D.A qui réclament la reconstitution de la Haute-Volta et où se retrouvent, comme dans beaucoup de mouvements politiques de cette époque, les éléments les plus hétérogènes, hommes de progrès, mais aussi conservateurs et soutiens de l’administration, empressée d’utiliser toute occasion de division entre Africains.
Il adhère au nouveau parti, l’Union Voltaïque, et lorsque la Haute-Volta est reconstituée en 1948, il est élu député de ce territoire, réélu en 1951 et en 1956.

En 1950, il intervient avec vigueur à l’Assemblée Nationale Française dans le débat qui conduira à la revalorisation des pensions des anciens militaires africains (particulièrement nombreux en Haute-Volta).
Mais surtout, il met à profit son autorité et son mandat pour s’attaquer à la réforme des moeurs de son pays, le Bwamu, au risque de compromettre ses positions électorales. Avec une équipe de jeunes, il parcourt le pays, en voiture là où c’est possible, souvent à bicyclette ou à pied, multipliant les conférences et les entretiens dans les villages les plus reculés de la brousse, réunissant les « Anciens », jeunes, femmes, anciens militaires … Il parle, persuade, et, là où la partie est gagnée, proscrit de son propre chef tout ce qui, dans les coutumes, apparaît comme contraire au progrès, à la morale, à l’évolution : tatouages, mariages forcés ou prématurés, exposition de cadavres et funérailles ruineuses. Il fait installer partout des centres d’état-civil secondaires, et mène la propagande contre l’instabilité des mariages, un des fléaux de la région. Il fait instituer le traitement anti-syphilitique de masse, qui contribue à enrayer la dénatalité et la mortalité infantile, qui prenaient un caractère catastrophique. Il entreprend une campagne de rénovation de l’habitat, et en 1959 fait construire un village modèle dont il dirige personnellement l’implantation et les travaux.
A l’Assemblée territoriale où il siège depuis 1947, il exige une « répartition équitable des ressources du pays » et se heurte a l’égoisme régionaliste de certains de ses collègues à qui il riposte : « Pas de régions sacrifiées ! Il y a dans cette assemblée des élus qui s’imaginent que la Haute-Volta s’arrête à la frontière de Gounga »
En 1953, il est chargé de l’organisation du Congrès des « Indépendants d’Outre-Mer », à Bobo Dioulasso, et y prononce le discours d’ouverture. Le Congrès — qui réunit par ailleurs des éléments fort hétérogènes et dont la cohésion ne se maintiendra pas — pose le problème de l’autonomie interne, de la compétence législative des Assemblées locales, de la création d’exécutifs démocratiques locaux.
C’est la formule de la « République une et divisible » de Léopold Sédar Senghor, qui anticipe de plusieurs années sur la loi-cadre, formule qui « parut révolutionnaire à certains observateurs métropolitains »
L’orientation personnelle de Nazi Boni le met de plus en plus en contradiction avec l’Union Voltaïque, coalition hétérogène où les cadres « coutumiers », particulièrement influents en Haute-Volta, font prévaloir leur influence sclérosante, la réduisant à un simple organisme électoral ne sortant de sa léthargie qu’à la veille des scrutins.
Il la quitte en 1955 pour fonder le « Mouvement Populaire Africain ». Son départ entraîne l’éclatement de l’Union Voltaïque dont les éléments Mossi se scindent en deux autres partis locaux, l’un franchement « féodal », l’autre à recrutement plus populaire, mais conduit par le besoin d’un appui métropolitain à accepter la direction de coloniaux français d’obédience gaulliste …
Aux élections de janvier 1956, sept listes sont en présence. Nazi Boni est néanmoins réélu.
En janvier 1957, il représente son parti au Congrès constitutif de la « Convention africaine » où il préconise, sans être suivi, la suppression des frontières internes coloniales, l’érection du groupe de territoires de l’A.O.F. en un bloc unifié.
Représentant d’une région deshéritée, Nazi Boni est bien placé pour apprécier les méfaits du régionalisme et de la balkanisation… En Haute-Volta, cette situation aboutit à l’opposition de fractions régionales, au jeu de coalitions sans principes et à l’instabilité.
Nous n’entrerons pas ici dans l’histoire des fluctuations politiques et des renversements de majorité qui marquèrent la Haute-Volta à partir des élections territonales de mars 1957 et du régime de la loi-cadre.

Il ne m’appartient pas ici de juger, ni de prendre parti ; je serais d’autant plus mal placé pour le faire que, si M. Nazi Boni a acquis mon amitié et mon respect, j’ai été l’ami proche de Ouezzin Coulibaly, qui fut son adversaire direct à cette époque.

Ouezzin Coulibaly, prononçant
un discours, mars 1957

Je me contenterai de déplorer que les circonstances — circonstances qui ne se sont pas faites toutes seules, mais que le régime colonial avait créées et entretenues — aient jeté l’un contre l’autre des hommes que j’apprécie également et qui, au fond, avaient le même idéal.

La Haute-Volta n’est pas le seul pays d’Afrique, hélas, qui ait été le théâtre de tels drames. Une coalition dont M. Nazi Boni est exclu forme le premier gouvernement de la loi-cadre, présidé par Ouezzin Coulibaly. Elle ne tarde pas à éclater et M. Nazi Boni est alors porté à la Présidence de l’Assemblée Territoriale. Le gouvernement mis en minorité refuse de partir.
En mai 1958, Nazi Boni échappe de peu à un attentat qui fait un mort et plusieurs blessés graves, dont lui-même.

Membre fondateur du « Parti du Regroupement Africain » (P.R.A.) qui rassemble en 1958 la « Convention Africaine » et les partis d’inspiration socialiste, M. Nazi Boni participe au Congrès historique de Cotonou (juillet 1958) où il garde une position modérée, conforme à son tempérament. Après le référendum, il est membre fondateur du Parti de la Fédération Africaine (P.F.A.) qui prend alors position contre la balkanisation. Aux élections législatives d’avril 1959, sa liste est proclamée battue, dans des conditions contestées, par le nouveau gouvernement voltaïque hostile à la Fédération du Mali.
Il se retire dans son village où il continue à maintenir ses positions allant dans le sens de l’unité africaine. Il crée successivement deux partis d’inspiration « fédéraliste », l’un et l’autre dissous presque aussitôt créés. Il est à Dakar lorsque ses amis politiques sont arrétés et internés, lui-même étant frappé d’un mandat d’arrêt en vue de sa mise en résidence surveillée. Il se trouve ainsi condamné à l’exil et placé hors de la vie politique.

« C’est un dur métier que l’exil » écrivait Nazim Hikmet. Comme tant d’autres victimes des mesures du méme ordre, M. Nazi Boni aurait pu sombrer dans la démoralisation morose, dans la rancoeur si compréhensible de la part d’un homme d’action voué à l’isolement, se limiter au regret d’une carrière interrompue.
Encore une fois, il ne nous appartient pas de prendre parti dans les affaires intérieures d’une Afrique devenue indépendante, et nous nous abstiendrons de juger dans le conflit qui a opposé Nazi Boni à ses adversaires. Mais il est bien légitime de prendre acte d’un comportement qui lui fait honneur.

Ecarté de l’arène politique, M. Nazi Boni s’est orienté sans hésiter vers un autre champ d’action.
Tout en collaborant à la presse africaine pour y faire valoir ses conceptions de l’indépendance et de l’unité, il s’oriente vers les travaux scientifiques.
Poursuivant des recherches dans le domaine de la sociologie, de la culture africaine et de l’histoire, M. Nazi Boni ne s’est pas contenté de prêcher la réhabilitation du passé africain : il s’est mis au travail et a donné tout d’abord ce Crépuscule des temps anciens dont nous avons dit plus haut le sujet et les mérites.

Elargissant son dessein, et ne méconnaissant pas, comme d’autres, l’utilité du travail à la bibliothèque de l’I.F.A.N. et aux ex-Archives fédérales, il a entrepris la synthèse que nous présentons ici sur l’histoire de l’Afrique résistante.

Inutile sans doute de souligner les difficultés de l’entreprise, dans une Afrique où persistent les conséquences culturelles du morcellement colonial.
Aussi bien, pour les pays qui n’appartiennent pas à la sphère coloniale française, il a dû s’appuyer sur les ouvrages déjà publiés, dans les langues les plus diverses et souvent difficilement accessibles.
Mais, pour les pays de l’ancienne A.O.F., le Cameroun et le Ghana, il a eu largement recours à l’enquête directe et aux Archives : et ici les données qu’il apporte sont, souvent, absolument inédites . Sur d’autres historiens africains, il avait l’avantage d’apporter l’optique d’un homme qui, formé à l’école européenne, n’a jamais rompu avec son milieu. Pour d’autres, le « retour à l’Afrique», le « retour aux sources» est souvent difficile et ne réussit pas toujours. C’est le drame de beaucoup de jeunes intellectuels africains, que l’école moderne a arrachés dès les premières années au milieu de leur naissance et qui s’y retrouvent brusquement confrontés après parfois vingt années et plus de coupure.

M. Nazi Boni n’avait pas à « retourner » à une Afrique qu’il n’avait jamais quittée. C’est légitimement qu’il est fier de son origine et de ses attaches rurales, et qu’il tend à souligner les liens étroits, l’affection qui l’unissent aux paysans de son pays.
C’est peut-être cette marque « paysanne » qui explique son souci d’équilibre, de modération ; cette modération n’a rien de commun avec le pharisaïsme ou l’indifférence. Et si le lecteur de ce livre constate une différence parfois notable dans l’appréciation de certains événements historiques par M. Nazi Boni et dans celle qu’il a pu trouver ailleurs sous la plume de l’auteur de ces lignes, il en saisira à la réflexion la convergence profonde.
Comme nous-mêmes, M. Nazi Boni est convaincu que l’histoire doit être objective et que pour être objective, elle ne peut être indifférente.
Dans l’une de nos correspondances, M. Nazi Boni m’écrivait :

« En matière d’historiographie, je me refuse sans équivoque à être “conformiste”. Dans l’état actuel de l’histoire africaine, être conformiste, c’est tourner le dos à la vérité historique, c’est accepter de forger pour l’Afrique une histoire “sans visage” ».

Et comment imaginer qu’un homme qui a gardé de ses premières années le souvenir des effroyables répressions de 1916 pourrait admettre une histoire désincarnée ?
C’est la fausse objectivité, celle qui prétend renvoyer dos-à-dos le bourreau et la victime, qui est la pire falsificatrice. L’histoire vivante et humaine, c’est aussi l’histoire authentiquement objective.

« La décolonisation de l’histoire, m’écrivait encore M. Nazi Boni, réside à mon sens dans l’interprétation objective de ses documents ».

On ne saurait mieux dire.
Et par là le travail de l’historien prend tout son sens civique.

« Je pense qu’un Africain conscient de ses responsabilttés doit pouvoir servir son pays en quelque situation qu’il se trouve », concluait M. Nazi Boni.

En écrivant ce livre, M. Nazi Boni a servi avec éclat la cause de l’Afrique, et aussi celle de l’humanité ; éclairer les drames d’hier, c’est contribuer de la manière la plus efficace à en empêcher d’autres pour demain.

Jean Suret-Canale

Notes
. Sous-titre du Crépuscule des Temps Anciens. Paris, Présence Africaine, 1962.
. La Haute-Volta avait été supprimée en 1934 et l’essentiel de son territoire annexé à la colonie de Côte-d’Ivoire.
. Société des Missionnaires d’Afrique. Rapports annuels 1945-1946. Issy-lesMoulineaux. Imprimerie St-Paul, 1948, p . III.
. Faubourg de Ouagadougou.
. Ernest Milcent. L’A.O.F. entre en scène. Paris, Ed. Témoignage Cbrétien. 1958, p. 76.
. Outre plusieurs années de dépouillement aux Archives fédérales de Dakar et à l’I.F.A.N., M. Nazi Boni a enquêté directement et travaillé aux archives des pays suivants : Cameroun, Dahomey, Toso, Ghana, Mauritanie. Bénéficiaire d’une bourse de l’UNESCO, il a entrepris égaiement des recherches à la bibliothèque de la Société des missions évangéliques de Paris, dans les musées et surtout à l’Institut Royal des relations internationales de Bruxelles

 

 


PenseeCourtemanche

Bienvenue dans mon monde d'exploration et de découverte ! Je suis Ingrid Allain, une voyageuse passionnée avec une curiosité insatiable pour la riche tapisserie de la culture africaine. Pour moi, l'Afrique n'est pas juste une destination ; c'est une fascination de toute une vie et une source d'inspiration. Des rythmes vibrants des cercles de tambours d'Afrique de l'Ouest à la perlerie complexe des artisans Maasaï, chaque coin de ce continent détient un trésor de traditions à découvrir. À travers mes écrits, je vise à partager la beauté, la diversité et la résilience des cultures africaines avec le monde. E-mail: [email protected] / Linkedin
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