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Ferhat Abbas Time Cover October 13 1958

Le Manifeste Parlementaire de Septembre 1946 et la nécessité de l’unite d’action


Pierre Kipré
Le congrès de Bamako
ou la naissance du RDA

Paris. Editions Chaka. 1962. 190 p.
Coll. “Afrique Contemporaine” dirigée par Ibrahima Baba Kaké


IV. Le Manifeste Parlementaire de Septembre 1946
et la nécessité de l’unite d’action

Tous les témoignages s’accordent à reconnaître au Manifeste de Septembre 1946 une importance capitale dans la naissance du RDA. Lancé de Paris en septembre 1946, il est le premier acte public de solidarité que posent des parlementaires africains représentant différentes colonies françaises. Les circonstances de sa rédaction, les idées qui y sont développées, l’écho qu’il a en France et dans les colonies, la part prise par chacun des signataires à sa diffusion autant qu’à sa rédaction méritent d’être plus largement connus. Les « zones d’ombres » sont encore aussi nombreuses ici que les faits connus sur ce document maintes fois analysé.

Le manifeste parlementaire de septembre 1946 : la rédaction et les signataires

Dans une déclaration accordée au journal soudanais L’Essor du 26 octobre 1957, et rassemblant ses souvenirs, le premier député du Soudan (aujourd’hui le Mali), Fily Dabo Sissoko, affirmera ceci :

« Je n’ai jamais signé le manifeste dont on fait constamment état à propos du Congrès RDA de 1946 et j’ai déclaré publiquement que je ne signerai jamais un tel manifeste, que je ne prendrais jamais part à un tel congrès qui était pour moi une escroquerie politique caractérisée … »

Pourtant, l’original du Manifeste parlementaire de Septembre porte sa signature. Tous les témoignages des contemporains de cet évènement l’attestent aussi. Voici ce que, au cours de sa conférence de presse du 14 octobre 1985, le Président F. Houphouët-Boigny en dit :

« … Nous étions quatorze à signer le Manifeste invitant les populations à nous envoyer des délégations à Bamako, retenu sur la demande expresse de Fily Dabo Sissoko, puisqu’on a écarté Dakar et Abidjan, sur sa demande, en faveur de Bamako … »

Au-delà des termes d’une controverse san fondement, car tout porte à croire qu’il n’y a pas eu imitation de la signature du député du Soudan, la rétraction de ce dernier pose le problème des clivages au sein de l’inter-groupe des parlementaires africains ; malgré l’apparente unité dont porte témoignage la signature collective du Manifeste. Que s’est-il passé ?

On a vu dans le chapitre précédent que la publication du Manifeste intervient au moment où est en discussion la question du collège électoral unique dans les colonies d’Afrique. Le 11 septembre, devant l’opposition de la majorité de la commission des T.O.M. d’accéder à la demande de collège électoral unique, les parlementaires africains publient un communiqué très ferme. Ils exigent le maintien des droits et libertés reconnus aux colonies d’Afrique Noire par la précédente Constituante.

C’est pour donner à celle exigence tout le poids de la volonté populaire que l’idée est émise par F. Houphouët-Boigny de donner plus de solennité à cette prise de posilion et d’organiser en Afrique une mobilisation des colonisés sur ce thème. Sourou Migan Apithy, alors député du Dahomey-Togo, indique, dans un témoignage public, que :

« L’initiative du Congrès, prise par Houphouët-Boigny et pour ce même mois d’Octobre, a été unanimement saluée. »

En fait d’unanimité, il faut comprendre qu’elle n’est pas si parfaite au sein des députés d’Afrique Noire comme au niveau de « l’inter-groupe des peuples d’Outre-Mer ». Constitué le 22 juillet sur proposition de Ferhat Abbas (Algérie), « l’inter-groupe des peuples d’Outre-Mer » comprendra les députés représentant les colonisés d’Afrique, d’Amérique et d’Asie ; il est présidé par Lamine Guèye assisté de Ferhat Abbas et Gaston Monnerville.

Lorsque F. Houphouët-Boigny fait sa proposition, c’est à ses « aînés » négro-africains, Lamine Guèye et Fily Dabo Sissoko. Se limitait-il à l’Afrique Noire seulement ou s’ouvrait-il à l’ensemble du continent, à l’ensemble des colonisés de la France ? Le témoignage du principal initiateur semble indiquer que ses contacts se sont limités au groupe des parlementaires négro-africains. Mais l’éditorial du seul numéro de L’Afrique, journal fondé par les élus et dirigé par Houphouët-Boigny, A Césaire, J.F. Tchicaya et G. d’Arboussier, laisse penser que, à cette époque, l’union recherchée contre les milieux coloniaux était plus large. Elle était celle « de tous ceux qui luttent contre l’ impérialisme et qui pensent qu’un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre ». Pourquoi donc se limiter aux colonies d’Afrique Noire ?

Toujours est-il que les « doyens » acceptent et appuient son initiative. Un Comité de rédaction est mis sur pied ; il comprend deux membres ; F. Houphouët-Boigny, l’initiateur, et G. d’Arboussier, ex-député du Moyen-Congo battu aux élections du 2 juin. Il apportera son concours à la formulation précise des idées du député ivoirien.

Lorsque l’avant-projet de texte est prêt, la plupart des parlementaires d’AOF-Togo et AEF sont présents le 12 septembre à Ermont, dans la propriété de Lamine Guèye. Alexandre Douala Manga Bell, député du Cameroun, est absent ; ce n’est pas la première fois qu’il évite de participer aux réunions de « l’inter-groupe ». Avait-il d’éjà reçu des consignes en ce sens du MRP, parti largement alors engagé aux côtés des milieux coloniaux ? Etait-ce le simple fait de la désinvolture d’un personnage haut en couleur ?

Est absent aussi, et c’est étonnant. Léopold Sédar Senghor, co-listier de Lamine Guèye. Ce jour-là, l’autre député du Sénégal convole en justes noces avec sa première épouse, Ginette Eboué. C’est plus qu’étonnant ; car, ses collègues africains n’auraient-ils pas dû être à la noce aussi, à Asnières ? Faut-il voir dans cette situation l’une des manifestations de la sourde compétition politique qui s’engage entre Lamine Guèye et son « dauphin » sénégalais ? Ou alors, est-ce le fait du hasard ? Les problèmes à débattre étaient trop sérieux pour que L.S. Senghor fût absent par hasard.

Ferhat Aabbas, 13 octobre 1958
Ferhat Aabbas
13 octobre 1958

Plus inexplicable paraît être l’absence des autres membres de « l’inter-groupe d’Outre-Mer). Tous avaient appuyé le communiqué de la veille. Les élus de Madagascar, de la Côte française des Somalis et d’Afrique du Nord, au moins les onze de I’UDMA de Ferhat Abbas, l’auteur du célèbre Manifeste du peuple algérien de février 1943, auraient dû être présents. Cette absence peut s’expliquer par les différences notables que recouvrent les projets constitutionnels des uns et des autres. Ainsi pour le vice-président de « l’inter-groupe », Ferhat Abbas, l’Algérie devrait devenir « une République autonome, membre de l’Union Française au titre d’Etat fédéré ». C’est la position de Ravohangy, secrétaire de l’inter-groupe, à propos de Madagascar.

Ainsi, au-delà de ce qui représente un « minimum » de revendications parlementaires, à savoir « le maintien des droits depuis 1945 », chacun a sa stratégie et ses objectifs particuliers. Ceux des parlementaires des territoires d’Afrique Noire sont ceux que le Manifeste de septembre doit traduire. Il peut donc paraître normal que les signataires du document se recrutent essentiellement parmi les élus de ces territoires. Qui sont-ils ?

Ce sont, dans l’ordre qu’en donne le texte lui-même :

  • Félix Houphouët-Boigny (Côte d’Ivoire)
  • Lamine Guèye (Sénégal)
  • Jean-Félix Tchicaya (Gabon-Moyen Congo)
  • Sourou Migan Apithy (Dahomey-Togo)
  • Fily Dabo Sissoko (Soudan-Niger)
  • Yacine Diallo (Guinée)
  • Gabriel d’Arboussier (ancien député du Gabon-Moyen Congo)
  • Léopold Sédar Senghor (député du Sénégal) s’est adjoint « par lettre» au groupe des signataires après avoir pris connaissance du texte vers le 15 eptembre.

Chacune de ces personnalités est largement impliquée dans la vie parlementaire d’après-guerre ; chacun a grande réputation dans son fief électoral en ce mois de septembre 1946 : saufG. d’Arboussier, battu aux élections du 2 juin 1946 dans le 1er collège du Gabon-Moyen Congo. Mais l’itinéraire et la formation de chacun montrent à l’évidence des personnalités différentes s’appuyant sur des forces politiques et sociales différentes.

Félix Houphouët-Boigny (Côte d’Ivoire, 1905-1993)

Félix Houphouët-Boigny
Félix Houphouët-Boigny

Né en 1905, il est alors le parfait représentant de l’élite sociale négro-africaine. Ancien élève de l’Ecole William-Ponty, médecin « africain », il est devenu chef de canton en 1938. C’est aussi un grand propriétaire terrien dont le gouverneur Latrille loue les qualités d’exploitant agricole avisé. En 1946, il a déjà une fortune appréciable pour un Africain ; et il ne dédaigne pas, très tôt en 1932, de s’engager dans la lutte pour la défense des intérêts de la bourgeoisie terrienne naissante en Côte d’Ivoire. C’est surtout en 1944 que, systématisant cette option, il fonde le Syndicat Agricole Africain pour défendre les droits de tous les producteurs agricoles africains de son pays. Le succès de son action syndicale se mesure au nombre des adhérents de son syndicat. Ils sont près de 20.000 en 1946 contre 1600 en 1944.
Débordant son activité syndicale, et à la faveur de l’ordonnance d’août 1945 sur les élections, il se lance dans la politique. Adversaire acharné des colons européens au plan syndical il focalise aussi les ressentiments, haines et espoirs anticoloniaux de la majorité du petit peuple des villes et campagnes. Contre treize autres candidats soutenus pour la plupart par l’Administration et le colonat, il l’emporte aux élections de la Première constituante au 2e tour (Novembre 1945). Le 2juin 1946, il est réélu avec une majorité plus nette (88% des suffrages exprimés). Rapporteur de la loi abolissant le travail forcé dans les colonies d’Afrique, loi qui porte son nom, le député ivoirien est déjà alors la coqueluche des foules africaines et l’homme à abattre du colonat. Enfin, malgré ses préventions contre F. Houphouët-Boigny perçu comme un « artistocrate et un bourgeois », le PCF auquel il est indirectement apparenté — il est en fait alors apparenté au M.U.R. d’E. d’Astier de la Vigerie — appuie les initiatives du député ivoirien depuis la reprise de la vie politique en France et dans les colonies. Ce qui ajoute à l’hostilité que nourrissent les milieux coloniaux et des partis de centre-droite (MRP et Parti radical-socialiste notamment) contre lui.
L’homme en a une pleine conscience ; il navigue pour cela. à l’ombre du P.C.F., entre la simple dénonciation du colonialisme et l’accusation de « séparatisme » — la pire accusation à l’époque contre tous les colonisés. Il en a aussi les moyens matériels ct psychologiques ; car, d’une haute culture purement africaine, il est l’un des rares parlementaires africains à pouvoir assurer son mandat avec ses moyens personnels :

  • un parti, le PDCI. qu’il a créé et qu’il finance en grande partie pour le soutenir
  • une fortune familiale qui le met à l’abri du besoin
  • un sens du droit d’aînesse qu’il utilise à merveille pour s’attirer la considération, le respect de ses aînés et peut-être aussi, la reconnaissance

Sous Octave perçait déjà Auguste.

Lamine Guèye (1891-1968)

Lamine Guèye
Lamine Guèye

Lamine Guèye est, lui, d’un autre âge, d’une autre carrure — au physique comme en politique à cette époque. Né le 20 décembre 1891, le député sénégalais de vieille souche saint-louisienne fait, à 55 ans, figure de « doyen » d’âge de tous les parlementaires négro-africains.
Il a été instituteur, puis professeur à l’Ecole William Ponty où il enseigna les mathématiques à son jeune collègue Houphouët-Boigny en 1920-1921. Premier africain à soutenir une thèse de doctorat en droit à Paris, il est avocat depuis 1921. Mais le virus du législateur va parfois de pair avec l’état d’homme de loi. Lamine Guèye ne dément pas le fait à partir de 1923 : il adhère à la S.F.I.O., engage et gagne sa première bataille électorale en 1925 (élections municipales à St-Louis). Il ne cessera plus de se battre pour un mandat électif et pour servir la cause de la SFIO au Sénégal.
En 1946, il a donc déjà plus de vingt ans de carrière politique et une idée fixe : l’émancipation des colonisés d’Afrique Noire par la mise en oeuvre d’une véritable politique d’assimilation fondée sur l’égalité, la justice et la fraternité entre Blancs et Noirs dans les colonies.
Avocat incisif, d’une haute culture et sans concession sur ses principes, il est choisi en 1944 comme défenseur des intérêts du Syndicat Agricole Africain de Côte d’Ivoire. Il est donc connu en Côte d’Ivoire. Il l’est aussi au Soudan où il a réussi à faire constituer, comme au Sénégal, le Bloc sénégalais, une section — SFIO, le Bloc Soudanais avec son ancien élève Mamadou Konaté. En 1946 comme en 1945, il est élu au premier tour des élections pour les deux Constituantes, dans le 1er collège. C’est, à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, l’homme le plus célèbre de la vieille colonie du Sénégal et le principal recours des citoyens français d’origine sénégalaise, largement majoritaires dans cene circonscription électorale. Galandou Diouf, son rival heureux de 1936 est mort pendant la guerre.
Habitué des débats et artifices de la « politique politicienne », bien connu des milieux politiques parisiens, il a l’avantage d’appartenir depuis des décennies à un des trois partis du « tripartisme » au pouvoir : la SFIO. Avec Marius Moutet, ce parti tient le Ministère des colonies. Lamine Guèye sait donc tout le parti que l’on peut tirer d’une telle situation. Mais au bénéfice de qui ?
Homme d’une élite africaine occidentalisée ou imprégnée du modèle de promotion sociale occidentale, homme d’une vieille cité née de la rencontre entre la France et l’Afrique, la base sociologique de l’électorat et des forces politiques qui le soutiennent est principalement urbaine.
Défenseur de l’assimilation par nécessité autant que par goût, sa défense de l’égalité et de la justice autant que les réflexes de l’homme de droit le confortent dans l’idée qu’il faut, comme l’écrit un de ses biographes, faire preuve d’une grande vigilance et d’une grande fermeté pour sauvegarder l’acquis de la Première Constituante. Mais peut-il aller plus loin que ne ne souhaiterait la SFIO dont il attend beaucoup et dont il connaît la vive rivalité avec le P.C. F. ?

Jean Félix Tchicaya (1903-1961)

Jean Félix Tchicaya
Jean Félix Tchicaya

Né le 9 novembre 1903 à Libreville dans une famille congolaise installée au Gabon puis en Côte d’Ivoire. Comme F. Houphouët-Boigny dont il est un condisciple à l’Ecole William-Ponty, il est un des anciens élèves de Lamine Guèye. D’abord instituteur puis secrétaire d’administration, il entre dans une maison de commerce de Pointe-Noire comme comptable. Ancien combattant des Forces françaises libres (F.F.L.) d’AEF pendant la guerre, il participe aux combats de la Libération de la France en 1944-1945.
Déjà connu dans son pays pour son action en faveur de l’égalité avant 1939, car il y a créé la première association culturelle, il est, en 1945, le candidat des « élites indigènes » congolaises et celui des masses rurales. Elu en octobre 1945 au premier tour, il est réélu le 2 juin 1946 à la 2e constituante. Son cheval de bataille électorale est à cette époque la réforme foncière et la lutte contre les spoliations dont les colons, « héritiers » des compagnies concessionnaires d’avant 1930, se rendent coupables au Moyen-Congo et au Gabon.
Lui aussi, comme F. Houphouët-Boigny, ne croit pas beaucoup aux vertus de l’assimilation ; il considère les acquis de la Première Constituante comme un minimum. Informé du projet de Manifeste, il y apporte son appui immédiat.

Sourou Migan Apithy (1913-1989)

Sourou Migan Apithy
Sourou Migan Apithy

Il est l’un des rares universitaires africains des Assemblées constituante de ce temps. Né le 8 avril 1913 à Porto-Novo, le député du deuxième collège électoral du Dahomey-Togo a fait de brillantes études universitaires. Diplômé de l’Ecole Libre de Sciences politiques, il est expert-comptable en 1945. Personnalité éminente de cette poignée d’universitaires africains à Paris où il vit depuis de longues années, il entretient des rapports avec les pères fondateurs du panafricanisme intellectuel de ce temps, notamment : W.E.B. Du BoisKwame N’Krumah, George Padmore et avec les initiateurs de la « Négritude » : Léopold S. Senghor, Aimé Césaire, Léon G. Damas.
C’est un homme d’ouverture et d’une grande souplesse d’esprit qui, avec beaucoup d’autres de cette élite universitaire, condamne l’absence de colonisés représentatifs à la Conférence de Brazzaville. C’est donc le tout naturellement du monde qu’il est désigné, au début de 1945, avec Léopold Sédar Senghor, expert auprès de la commission Monnerville ; celle-ci est chargée d’étudier les conditions de participation des colonisés aux « Assemblées représentatives futures ». Retenu à l’IFAN de Dakar où il attend l’octroi d’une bourse pour la préparation de sa thèse de doctorat ès-lettres, L.S. Senghor participe peu aux travaux de ladite Commission. C’est donc Sourou M. Apithy qui fait l’essentiel et recueille les avis des Africains surtout de Paris.
Peu connu dans son pays où il a effectué un bref séjour au début de la guerre, Apithy est candidat aux élections d’octobre 1945 sur proposition du Révérend-père Aupiais, supérieur provincial de la Société des Missionnaires de Lyon et grand érudit de la Société dahoméenne précoloniale.
Emile Derlin Zinsou, le percutant animateur d’un groupe d’intellectuels dahoméens qui dénoncent le colonialisme de ce temps, se désiste en sa faveur. S. Migan Apithy est élu au premier tour avec près de 80 % des suffrages contre sept autres candidats, la plupart soutenus par l’Administration (sauf l’avocat Louis Ignacio Pinto). Pour la 2e Constituante (élection du 3 juin 1946) ce sera un véritable plébiscite ; car, seulement 12 des 7200 suffrages exprimés vont à son adversaire (Paulin Norman soutenu par l’Administration) !
Bien que lié aux milieux de la Démocratie chrétienne dans son pays comme en France — ce sont des courants de pensée que contrôle le M.R.P. —, Apithy comprend tout le parti que l’on peut tirer d’une stratégie d’alliances diversifiées ; il s’apparente à la S.F. I.O. de son ami L.S. Senghor. Mais ses positions sont alors très nettes ; il est contre l’assimilation et le déclare sans ambages à la mi-septembre 1946 au cours des débats constitutionnels : « Notre idéal n’est pas d’être des citoyens français. Nous voulons simplement jouir, dans notre pays, des mêmes droits et des mêmes libertés que les Français qui sont chez nous ».
Il a pleinement adhéré à l’idée du Manifeste qui clarifie la position des élus africains ; mais à cause de sa trop grande habileté, il est laissé en dehors de la mise en oeuvre pratique du document par son principal initiateur, F. Houphouët-Boigny ; et il le rappelle dans un témoignage :
« … Pour ma part, c’est par mes mandants du Dahomey que j’appris que le Congrès allait se tenir à Bamako. Ensemble avec Yacine Diallo, député de Guinée, Gabriel d’Arboussier, député de l’Oubangui-Chari, j’eus là-dessus une franche explication avec Houphouët-Boigny. L’incident fut rapidement clos. »
Sourou Migan Apithy signe donc le document comme d’autres de ses collègues, notamment son second « doyen », Fily Dabo Sissoko.

Fily Dabo Sissoko (1900-1964)

Fily Dabo Sissoko
Fily Dabo Sissoko

Pour la majorité des Soudanais (aujourd’hui Maliens) et Nigériens de ce temps, Fily Dabo Sissoko n’est plus à présenter. Né avec le XXe siècle le 15 Mai 1900 à Horokoto, en plein pays malinké, l’ancien instituteur devenu chef de canton en 1933 est un brillant homme de lettres reconnu alors par les plus grands esprits. Comme le rapporte Claude Gérard dans Les pionniers de l’Indépendance en 1975, André Gide écrit de lui, en 1938 :

« L’étonnant ce n’est pas que Sissoko soit fétichiste … ; l’étonnant c’est qu’il n’ait pas cessé de l’être et convaincu, malgré la lecture de Descartes, de Spinoza, de Platon, etc. Il parle de Frazer, de Lévy-Bruhl et les refute… Son grand maitre est Fustel de Goulanges, c’est vers La cité Antique qu’il se retourne, c’est là qu’il trouve son point d’appui. Il sait que lui-même … est aussi une panthère. Mais rien à voir avec les hommes-panthères criminels ».

Nous avons dit dans un chapitre précédent qu’il a fait parvenir un mémoire à la Confé rence de Brazzaville. Il y demandait le respect de la personnalité africaine quels que soient les progrès matériels à réaliser dans les colonies. Il en tire une grande réputation auprès des «élites indigènes », surtout celles qui, à William-Ponty, trouvent à leurs programmes d’études des textes de Fily Dabo Sissoko. Il a aussi beaucoup d’influence sur les élites traditionnelles dont, comme chef de canton, il fait partie. C’est ce qui lui permet de l’emporter sur son ami de longue date, un autre grand Soudanais, Mamadou Konaté. Il est élu la première fois en novembre 1945 avec environ 45% des suffrages, et aux élections du 2 juin 1946, il l’emporte au premier tour et avec l’aide financière secrète de son collègue ivoirien, à près de 85 % des suffrages.
Dans l’ensemble, entre novembre 1945 et le début de septembre 1946, ses positions sur la colonisation ont peu évolué. Pour le député du Soudan, l’Afrique Noire occupe « un point déterminé de l’évolution cyclique mondiale, et que les Blancs en occupent un autre. Entre les deux. il y a une démarcation de l’ordre de sept siècles. Pour franchir cette étape, il nous faudra de huit à dix générations d’efforts soutenus et ce avec la collaboration de frères se trouvant à un niveau plus élevé que nous. Et ces frères ne sauraient venir que de France. Ils ne sauraient être que des Français.
C’est pour réaliser ce projet qu’il faut que soient garanties les libertés essentielles aux colonisés tout en respectant leur personnalité. Mais sur un autre chapitre, celui des moyens et méthodes propres à assurer le succès au Parlement. ses vues ont évolué sensiblement lié au début à plusieurs organisations proches du PCF, Fily Dabo Sissoko a entraîné son jeune collègue ivoirien à l’apparentement avec ce parti au début de la Première Constituante, à travers l’apparentement au M.U.R (Mouvement Unifié de la Résistance). Quatre mois plus tard, le 30 avril 1946, il adresse une lettre au Ministre des colonies, le S.F.I.O. Marius Moutet, pour lui annoncer sa rupture avec le P.C.F. Il considère en ce moment que :

« le communisme ne s’intéresse aux Territoires d’outre-mer qu’avec le dessein prémédité de provoquer un bouleversement complet de l’économie nationale … J’ai cru, et je crois encore que le communisme, c’est la reconnaissance de la grande loi de fraternité qui suppose, pour l’ensemble le bien-être de tout le monde, qui s’abstient de spolier les faibles … Or, j’ai vu que le communisme aboutit à l’automatisme … »

Fily Dabo Sissoko en conclut qu’il ne saurait poursuivre ses relalions avec l’autre grande formation du « tripartisme » et qu’il est « décidé à barrer la route à l’intrusion d’une doctrine qui poursuit par divers moyens la subversion totale des éléments essentiels de la société » soudanaise.
C’est là la première prise de position anticommuniste la plus précise que l’on ait d’un parlementaire africain de celle époque. F. D. Sissoko rompt donc avec le PCF et, après le 2 juin, s’apparente à la S.F.I.O., laissant F. Houphouët-Boigny seul dans les rangs du PCF. Ses amis politiques du Soudan, regroupés au sein du Parti Progressiste Soudanais depuis le 13 février 1946, sont témoins déjà en juin 1946 de l’anticommunisme de leur leader.
Pourtant, il est l’un de deux premiers parlementaires que consulte F. Houphouët-Boigny sur le projet de Manifeste. Il en discutera certains termes à Ermont, chez Lamine Guèye, lors de la mise au point du texte final ; il y apporte la caution de sa signature.

Yacine Diallo (1897-1954)

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Yacine Diallo

Un autre signataire du Manifeste est le député de la Guinée française, Yacine Diallo. Lui aussi est un produit de l’Ecole William-Ponty. Jusqu ‘à son élection pour la première Constituante en octobre 1945, il est instituteur et appartient à l’ethnie Peul majoritaire dans la Guinée de ce temps. Appuyé par la partie modérée des « élites indigènes », Yacine Diallo est en 1945-1946 l’homme des chefs traditionnels du Fouta-Djalon et celui des grands commerçants malinké. Les émeutes de Conakry en octobre 1945 peu avant les élections, la répression sanglante qui s’en suit, favorisent implicitement le succès de cet homme discret qu’accepte l’Administration coloniale. Il sera d’ailleurs réélu en juin 1946.
On sait très peu de ses idées politiques à cette époque ; sauf quelques interventions à l’Assemblée Constituante où il est apparenté à la S.F.I.O. Son adhésion semble totale au principe d’ une évolution vers l’assimilation « raisonnée » des colonisés. Aussi, lors du débat sur la question du collège unique. en septembre 1946. comme le rapporte J.R. de Benoist, le député de la Guinée déclare :

« Quelles sont les aspirations des populations que je représente dans cette Assemblée ? Elles demandent à être intégrées dans la famille française … Il faut espérer que cette Union française sera réalisée et que les territoires de la F.O.M. deviendront un jour des provinces françaises ».

Par solidarité avec ses autres collègues et bien qu’il n’ait pas participé à la rédaction du document, Yacine Diallo signe le Manifeste en même temps que les autres députés négro-africains.

Gabriel d’Arboussier (1908-1976)

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Gabriel d’Arboussier

Gabriel d’Arboussier, alors député sortant du Premier Collège électoral du Gabon-Moyen Congo, est un autre signataire illustre du Manifeste. On a fait parfois de lui le rédacteur du document. C’est excessif. Il en est le co-rédacteur, selon la plupart des témoignages. Qui est cet homme que l’on retrouvera à la pointe de tous les combats du RDA naissant, toujours en compagnie (ou plus tard contre) de F. Houphouët-Boigny ?
Ibrahima Baba Kaké en a dressé un bref et admirable portrait dans un article récent de Fondation Houphouët-Boigny (oct. 1986).
Résumons-le jusqu’à la veille du Congrès de Bamako.
Fils du baron Henri d’Arboussier, un officier des troupes coloniales, et d’une descendante d’El-Hadj Omar Tall, Gabriel d’Arboussier a trente huit ans au moment où, avec F. Houphouët-Boigny, il rédige le Manifeste. C’est l’âge des engagements politiques les plus déterminés mais pas les plus aveugles. Cet aristocrate par la naissance et l’éducation est un brillant universitaire chez qui l’occidentalité d’une partie de son ascendance ne fait pas fermer les yeux sur les injustices du système colonial.
Il a voulu entrer à Polytechnique ; il entre en 1938, major de promotion, à l’Ecole Nationale de la F.O.M. après avoir obtenu une licence en droit. La guerre le trouve donc au Sénégal, administrateur des Colonies. Après divers postes, en 1945, au moment où doivent avoir lieu les élections de la Première Constituante, il est en poste au Congo. Dans l’euphorie de la libération, les électeurs français du Premier Collège de la circonscription Gabon-Moyen Congo ne font pas attention à cet administrateur des colonies. On lui fait crédit, au plus, d’idées proches de celles des participants de la Conférence de Brazzaville. Or il est l’animateur principal du courant des « évolués indigènes ».
On l’élit. Et durant la Première Constituante il prend fait et cause pour toutes les thèses tendant à réduire sinon à supprimer les privilèges des colons.
Mieux, en début de législature, il s’est apparenté au M.U.R qui est d’obédience communiste. Comme beaucoup d’intellecluels du Quartier Latin à cette époque, c’est un « compagnon de route » du P.C. F. Et quel « compagnon de route »! Ceux qui, comme E. Derlin Zinsou, l’ont connu en 1946, lui reconnaissent une belle culture, un grand talent d’orateur. « Debater redoutable, selon E. Derlin Zinsou, dialecticien subtil, rompu à toutes les ficelles de l’art oratoire, se situant au niveau des Lamine Guèye et des Senghor, il était dans le jeu des députés Africains de 1946, 1’un des véritables « Joker ».
Mais le « joker » mord la poussière aux élections du 2 juin 1946. Ses électeurs lui reprochent d’être plus Africain que nature et, plus qu’il n’est reproché au Gouverneur Général Reste en Côte d’ Ivoire, on ne lui pardonne pas d’avoir été l’un des fossoyeurs de l’ancien ordre colonial à l’Assemblée constituante. Il perd donc son siège. Il n’a pas pour autant perdu ses attaches avec le PCF et encore moins avec ses anciens collègues africains. Bien au contraire.
Il suit assidûment l’évolution des débats, fait des suggestions tactiques aux uns et aux autres, participe officieusement aux discussions de « l’inter-groupe parlementaire des élus d’Outre-Mer ». Toujours disponible. il fonde avec Houphouët-Boigny, Tchicaya et Césaire l’éphémère périodique, L’Afrique, au début de Septembre 1946.
C’est donc le tout naturellement du monde qu’il prête son talent à la mise en forme du Manifeste

Léopold Sédar Senghor (1906-2001)

Léopold Sédar Senghor
Léopold Sédar Senghor

Autre « talent » africain de ce temps, Léopold Sédar Senghor. On peut s’étonner à bon droit qu’ il n’ait pas cédé sa plume pour la rédaction de ce texte célèbre. Il était déjà, de tous les parlementaires africains de ce temps, le plus indiqué pour l’écrire. En effet, né à Joal en 1906, le député sénégalais est, depuis 1935, le seul agrégé de grammaire de l’Afrique Noire française. Il s’est illustré dans les cercles littéraires parisiens par quelques écrits et, surtout avec des amis antillais (Aimé Césaire, Léon Gontran Damas), par le lancement d’un courant de revendication culturelle et littéraire ; il l’a baptisé « Négritude ». Un mot, une vision du monde nègre qui est une arme de combat pour les nègres de ce temps. Son ami Aimé Césaire définissait ainsi ce groupe d’hommes :

« Nous sommes des propagateurs d’âmes à la limite des inventeurs d’âmes».

La voie de la réhabilitation culturelle du nègre est celle qu’emprunte L. Senghor ; il se distingue donc ici de son illustre homonyme, Lamine Senghor, un autre sénégalais, syndicaliste et homme politique des années 1920.
Mais avec la fin de la guerre qu’il a faite dans les rangs de la Résistance, Léopold S. Senghor s’oriente de plus en plus vers la politique.
Ses compatriotes du Sénégal misent sur son nom pour arracher des avantages. Il est, avec Sourou Migan Apithy, l’un des Africains de Paris que Monnerville « jette dans le grand bain » de la politique parisienne. Au Sénégal, le 21 octobre 1945, il réunit sur son nom la plupart des suffrages du deuxième collège (78,9%) sous le patronnage de Lamine Guèye. Comme ce dernier, il est apparenté S.F.I.O. dans les deux Constituantes de 1945-1946.
Sa culture, son dynamisme, le mettent aux avants-postes du débat parlementaire sur les questions coloniales. Il est contre l’assimilation et développe souvent les thèses de la S.F.I.O. sur ces questions coloniales. Il ne sait pas seulement écrire ; il sait débattre comme les vieux parlementaires du Palais-Bourbon. En Septembre, lorsque les menaces du « parti colonial » sont très précises, il est encore présent, réélu en juin 1946 avec 100% des suffrages du deuxième collège du Sénégal-Mauritanie !
Mais l’histoire connaît parfois des tournants imprévisibles. Le jour même où doit être célébré en la mairie d’Asnières (banlieue parisienne) son mariage avec la fille de feu le Gouverneur Général Eboué, Ginette Eboué, se tient une réunion de parlementaires d’Afrique Noire chez son co-listier Lamine Guèye, à Ermont. Senghor avait-il été informé au préalable de la tenue d’une réunion ? Il aurait dû l’être ; il n’est pas présent ; et c’est après la rédaction du texte qu’il en prend connaissance. Manoeuvre pour réduire le nombre des « père s» du texte ? Simple coïncidence ? Toujours est-il que Senghor envoie un télégramme puis une lettre après le 18 septembre pour s’associer aux signataires du Manifeste parlementaire. Il est ainsi le huitième signataire ; ouvrier de la dernière heure ? Peut-être ; caution solidaire d’un mouvement qui s’enclenche ? Sûrement.

On voit donc que tous les signataires n’ont pas le même itinéraire politique, les mêmes attaches sociales ou politiques et peut-être les mêmes préoccupations au moment où ils acceptent les termes du Manifeste
Mais examinons le contenu de cet important document. Il est une esquisse de canevas de réflexion pour le Congrès de Bamako que les signataires décident de tenir les 11, 12, 13 octobre à Bamako.

Le Manifeste parlementaire : le contenu

Le texte du Manifeste peut être divisé en trois grandes parties.
D’abord le rappel de l’engagement pris, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, de réaliser « l’égalité des droits » dans les Territoires d’Outre-Mer.
Ensuite une longue et acerbe critique des thèses du « parti colonial » (colonat, milieux d’affaires liés aux colonies, partis politiques métropolitains).
Enfin, les propositions et objectifs de la lutte des colonisés à court et long terme.

Le texte s’ouvre par une mise en garde contre l’interprétation que les tenants de l’ancien ordre colonial (« la réaction ») donnent aux aspirations des colonisés (« les peuples d’Outre-Mer ») vers « la liberté ». Ces « peuples d’outre-mer sont ceux d’Amérique (les petites Antilles et Guyane), d’Asie (lndochine, Comptoirs des Indes) et surtout d’Afrique. Et depuis les événements d’lndochine, depuis les émeutes qui éclatent sur le continent africain en 1945 et 1946, une partie de l’opinion française interprète toutes les revendications comme une volonté de se rendre indépendants de la France. L’idée se répand que l’Empire colonial français s’écroule sous le poids des réformes amorcées dans les colonies.
Les rédacteurs du document rappellent les conditions qui expliquent ces réformes. C’est à la fois la participation de Africains à la libération de l’Europe hitlérienne et la nature de la guerre qui s’achève ; guerre contre le fascisme et contre le racisme hitlérien. Si la participation des colonisés d’Afrique n’est qu’évoquée ici, il faut l’apprécier pour comprendre tout le prix que les parlementaires africains de 1946 attachent à cet argument.

On a encore aujourd’hui peu de chiffres précis sur le nombre de combattants africains dans les opérations conduites par les Forces Françaises Libres de Charles de Gaulle. Les estimations varient en l’absence de sources militaires complète sur les années 1940-1945. Selon R. Bourgi dans son ouvrage Le Général de Gaulle et l’Afrique Noire (1980), « le nombre de soldats noirs ayant participé aux diverses batailles pour la libération avoisinera le chiffre de 150.000 hommes. Ces troupes coloniales seront présentes sur tous les champs de bataille, en Afrique, en Italie, en France et ailleurs … ».
Pour J. Suret-Canale, ce sont 180.000 soldats africains entre 1939 et 1945 et pour J. Ki-Zerbo, il faut compter 176 820 hommes des colonies d’Afrique Noire engagés dans les combats ; 28.600 sont morts sur les champs de bataille. Quels que soient les chiffres, la participation africaine est decisive dans la reconstitution d’une armée française après la débâcle de 1940. Elle part d’A.E.F. surtout avec les Généraux de Larminat, Koenig et Leclerc. Elle est manifeste dans les combats engagés contre les troupes allemandes et italiennes dans le Sahara et en Afrique du Nord, de 1941 à 1944. La plus célèbre de ces colonnes africaines est alors la vaillante 2e D.B. (2e division blindée) du Général Leclerc formée en Mai 1944 au Maroc. Cette participation s’achève avec ses milliers de morts, lorsque sont démobilisés ces soldats africains. Et c’est le drame de Thiaroye après celui non moins cruel de Chasselay.

Chasselay

A Chasselay, épisode de la Seconde Guerre Mondiale que rapporte Claude Gérard dans Les pionniers de l’indépendance, on est le 20 juin 1940. Les colonnes allemandes ont encerclé la place tenue par les hommes du Capitaine Gouzy. Il y a 150 « tirailleurs sénégalais » et 200 européens. La place est prise pur les Allemands : ils séparent les Noirs des Blancs et forment ainsi deux colonnes de prisonniers. « Au lieu dit “Vide Sac”, selon Claude Gérard, les mitrailleuses des chars entrèrent en action et fauchèrent 51 gradés et tirailleurs … Des grenades furent lancées sur ces amas de corps et les chars passèrent sur ce qu’il en restait. D’autres tirailleurs seront retrouvés, tués, sur l’emplacement de leur point d’appui. Les Allemands leur ont lié le pieds et les mains avec du barbelé avant de les exécuter … »

Thiaroye

En 1944, changement de décor. Nous sommes en Décembre : des convoi de « tirailleurs » sont arrivés à Dakar. Ils sont démobilisés ; ils attendent leur solde de démobilisation. Elle tarde : mieux les conditions de subsistance sont déplorables et on parque les soldats dans un camp, à l’écart de Dakar, à Thiaroye. La colère gronde dans le camp ; c’est une mutinerie. Elle est écrasée dans le sang ; quelques dizaines de morts, les meneurs, selon les autorités coloniales : des centaines de morts selon d’autre sources.
Ce sont les morts d’une guerre qui n’a pas de visage, celle que mène le colonisateur d’avant-guerre contre toute révolte de colonisés.

S’y ajoutent les milliers de morts de Sétif, d’Oran, de Conakry et Douala en 1945-1946, lorsque les colonisés manifestent contre la vie difficile des lendemains de guerre. C’est « l’impôt de sang » versé par les colonisés pour la France impériale de ce temps.

Mais la participation africaine n’est pas seulement militaire : même si les auteurs du Manifeste ne retiennent que « les vertus héroïques sur les champs de bataille ». Elle est aussi économique. Et le Ministre des Colonies d’alors, Giaccobi, le rappelle en Octobre 1945 en ces termes :

« … Mais si la France a pu perséverer sans interruption dans une action nationale, unique, indépendante, souveraine, c’est parce que des territoires rangés sous son drapeau ont donné au général De Gaulle le support de leur étendue, l’adhésion de leurs peuples et l’appoint de leurs ressources … »

C’est donc bien « un lourd tribut » que les colonisés d’Afrique Noire notamment ont payé. Et les promesses du général de Gaulle à Brazzaville, promesses enterinées par la Première Constituante (novembre 1945-mai 1946), les soulagent de ces peines. Ces promesses ont été largement développées dans un chapitre précédent. Elles forment le corps de droits métropolitains étendus aux colonisés.

Cette extension fonde par là l’égalité absolue entre colonisateurs et colonisés. Les parlementaires africains ne pensaient pas qu’ils pourraient être remis en cause malgré le rejet du projet de Constitution le 5 mai 1946. Le débat sur le collège électoral unique, qui cache un autre de fond sur l’égalité des droits, montre en Août-Septembre que tout est remis en cause, malgré « l’engagement solennel » pris par « tous les partis » de respecter ce principe.

Pour les rédacteurs du Manifeste c’estle reniement de la parole donnée ; car, les textes portant sur les questions coloniales ont été adoptés souvent sans débat. Donc il y a consensus des partis. Le contraire de cette attitude après le 5 mai est acte immoral pour l’Africain moyen. Aussi se lancent-ils dans une dénonciation précise de tous ceux — journalistes, partis, hommes politiques —, qui contribuent à celte évolution négative des rapports entre colons et colonisés.

Dans cette seconde partie du texte, la plus longue, la réfutation des arguments politiques se mêle à l’analyse critique des rapports de forces sociales et politiques. C’est le lieu de souligner le recours à certaines analyses et expressions, certains termes, en usage dans les cellules du P.C. F.; notamment :

  • la dénonciation de « milieux capitalistes »
  • le rappel des « intérêts de classe »
  • la nécessité d’ouvrir un « véritable idéal démocratique »
  • la référence enfin aux « organisations ouvrières », aux « mouvements ou unions démocratiques, progessistes ou populaires ».

On s’imagine mal F. Houphouët-Boigny développant des thèses sur la lutte des classes. C’est plus vraisemblablement G. d’Arboussier qui paraît avoir introduit ces tournures dans le texte, sans qu’elles en dénaturent la tonalité générale.

Le premier point de la critique porte sur la dénonciation de la campagne de presse menée dès avant le 5 mai par la revue Marchés coloniaux (actuel Marchés Tropicaux) dirigée par Christian Moreux et par le journal de droite L’Epoque de J.C. Vigier réapparu en juin 1945 après une suspension d’un an pour fait de « collaboration ».
C’est une presse influente dans l’opinion centriste et de droite en France à cette époque et dans les milieux d’affaires ; surtout Marchés Coloniaux, revue spécialisée dans l’analyse des faits économiques et financiers des colonies européennes.

Le document ne cite que les principaux journaux ; mais, d’autres développent les mêmes idées depuis avril-mai 1946. Ce sont des revues comme le Bulletin du Comité d’Afrique Française, la Revue de La Ligue Maritime et Coloniale, Le Journal de la Marine Marchande. Elles ont un faible tirage ; mais ce sont de vieilles revues spécialisées dans les questions coloniales. Elles ont donc une certaine crédibilité, d’autant que plusieurs d’entre elles ont pu échapper à « l’épuration » des années 1945-1946.

Le 1er juin 1946, comme le rappelle justement une étude récente de J.R de Benoist sur la question, c’est autour de Marchés coloniaux que s’est formé un véritable lobby colonial ; celui-ci publie le premier Manifeste dans les colonnes de cette revue (no. 30 du 1er juin 1946) et, le 13 juillet un second Manifeste colonial contre « l’internationalisme révolutionnaire qui s’est donné pour tâche de dresser l’autochtone contre le colon et les Territoires d’Outre-Mer contre la France métropolitaine … ». Les rédacteurs du Manifeste considèrent que c’est là « calomnies odieuses contre les Africains ».

Mais l’essentiel des critiques du Manifeste est dirigé contre un parti, le MRP. C’est un parti issu de la période de résistance. Il veut traduire les idées de la démocratie chrétienne et, se définissant comme Mouvement Républicain Populaire, il rassemble une bonne partie de l’électorat modéré sorti de la résistance. Avec 24,9% des suffrages aux élections d’octobre-novembre 1945, c’était le second parti de France. Dans le Ministère Gouin mis en place après le départ du Général de Gaulle (21 janvier-19 juin 1946), ce parti avait un vice-président du Conseil et cinq ministres, à égalité avec le P.C F. Après les élections du 2 juin, tirant le bénéfice du référendum du 5 mai auquel il a appelé à voter « non », le M.R.P. devient le premier parti de France avec 5,5 millions d’électeurs (22,6% des suffrages). C’est donc un dirigeant du MRP, Georges Bidault, qui est à la tête du gouvernement le 24 juin avec six ministres, au côté de ministres S.F.I.O. et P.C.F. C’est, on l’a déjà vu, le règne du « tripartisme ». Mais l’influence du chef de gouvernement, qui est président du MRP, est importante, surtout pour le règlement des litiges parlementaires.

Or le MRP a adopté les thèses du « parti colonial » avec, notamment, la mise en oeuvre d’une politique « assimilationniste » et de « progrès des indigènes par étape ». Comme le laisse voir le projet de loi Aujoulat (député du 1er collège électoral du Cameroun, membre du MRP) en juillet-août 1946. le MRP souhaite une Assemblée de l’Union Française à laquelle seulement participeraient les élus des colonies ; des parlements locaux élus au double collège et s’occupant seulement des questions propres à chaque territoire : les territoires gérés par ces assemblées, seraient « fédérés » à la métropole et l’on y verrait à parité au moins égale, les représentants des colons et ceux des colonisés avec un chef de l’Exécutif nommé par la métropole. C’est, avec à peine quelques retouches, le projet des « Etats Généraux de la Colonisation » pourtant implicitement refusé par le projet de Constitution d’avant-mai 1946.

Ce sont ces thèses que combattent vivement les signataires du Maniresle. Ce sont ces thèses qu’avec l’emphase propre aux orateurs de la IIIe République, Edouard Herriot, président du Parti Radical-Socialiste, condense clans une formule lapidaire :

« La France ne sera pas la colonie de ses colonies».

Dans le jeu subtil des partis en commission, tel amendement peut être rejeté et tel autre adopté lorsqu ‘on sait faire intervenir un groupe d’élus d’outre-mer apparentés. Plus d’un parlementaire MRP ou radical-socialiste, nostalgique des arithmétiques métropolitaines d’avant-guerre, est dépité. Et Edouard Herriot, vieux parlementaire de la IIIe République (il a alors 74 ans) et plusieurs fois chef de gouvernement avant 1940, est de ceux-là. Avec son parti, le Parti radical-socialiste, il s’était battu pour les libertés individuelles avant 1936. Elles lui auraient paru normales pour les colonisés s’il n’avait pas l’impression que se profilait à l’horizon. à travers les réclamations des colonisés, le spectre de la perte des colonies. Il est lié à de nombreux intérêts coloniaux comme beaucoup de ses collègues. On lui avait agité aussi le dérèglement du jeu parlementaire si l’on accordait aux colonies autant d’importance et d’égalité que réclamaient leurs élus ; son parti était pris : il faut cantonner les colonisés dans des domaines autres qu’essentiels pour la France. D’où l’appui qu’ il apporte au M.R.P. dans cette affaire.

A l’ inverse de ces partis, le document rappelle l’action personnelle de Pierre Cot en faveur des droits des colonisés. Ce député apparenté communiste avait été rapporteur général de la constitution dans la première constituante en avril 1946, au moment où M de Menthon avait démissionné de ce poste. C’est lui qui avait donc pris en compte le principe d’une constitutionalisation des droits des colonisés. En septembre, dans la nouvelle Chambre, les choses ont changé. Le consensus entre les grands partis (MRP, SFIO et PCF) est fragile sur toutes les questions, y compris celles des colonies; le groupe communiste, soit par calcul soit par principe, continue d’appuyer les revendications des colonisés. La S.F.I.O. aussi, mais déjà du bout des lèvres en aoùt. On s’inquiète, surtout dans ce dernier parti, de l’emprise croissante du PCF sur les élus d’outre-mer ; on n’est pas loin aussi de penser que l’alliance tactique avec le PCF qui a permis de gouverner jusqu’en juin 1946 n’est pas très efficace ; et certains « caciques » se prennent à rêver d’une coalition S.F.I.O-Parti radical-socialiste et MRP, excluant le PCF donc. L’éloge fait par le Manifeste de l’action personnelle de Pierre Cot (père de l’ex-ministre de la Coopération dans le gouvernement de François Mitterand, années 1981-1983, J.P. Cot) est à la fois, pour nos élus africains, une manière de se démarquer par rappon à ces tractations et luttes de partis. Pierre Cot, dans le langage actuel, serait une sorte de « tiers-mondiste » avant l’heure, reconnu par tous les députés d’Outre-mer.

C’est au nom de cette unanimité, et parce que sur ce point les députés d’AOF et d’AEF le pensent vraiment en septembre 1946, qu’est combattue la thèse de « d’autonomie ». Il s’agit ni plus ni moins de refuser la revendication d’indépendance si actuelle dans les colonies françaises d’Asie du Sud-Est et en Afrique du Nord.
Certains intellectuels africains à Paris, et c’est une minorité, des groupuscules en Afrique Noire surtout au Sénégal (le « Mouvement autonomiste africain » d’Amadou Bâ ; le « Mouvement nationaliste africain de Pierre Diagne » et au Cameroun (des composantes du futur RACAM) évoluent vers cette idée. Le courant panafricaniste anglophone n’est pas étranger à cette idée qui part d’une exaltation du passé de l’Afrique précoloniale.

C’est contre cette tendance jugée « utopique » que s’élève le Manifeste. Il faut éviter d’être accusé de « sécession » et montrer sa bonne foi pour obtenir le maximum de concessions dans la future Constitution française. C’est cela la « vue réaliste des problèmes du monde ». A la fois l’affirmation de la spécificité africaine (ici on parle de l’originalité du « génie africain ») et l’acceptation volontaire d’être toujours dans le giron français. Aussi les rédacteurs rappellent-ils les quatre revendications principales des élus africains :

  • égalité des droits politiques et sociaux avec les colonisateurs
  • liberté individuelle et culturelle
  • Assemblées locales qui appliquent la règle de la majorité de la population de chaque territoire
  • introduction dans la Constitution que les peuples africains font partie de l’Union Française non du fait du droit de conquête de la France mais parce qu’ils acceptent volontairement cette tutelle

C’est pour appuyer ces révendications et donner à leur action la caution populaire nécessaire que les élus appellent à un Congrès tous les colonisés d’Afrique Noire. C’est une proposition neuve qui va au-delà des simples pétitions, au-delà des lettres de soutien. Elle vise, par-delà les partis constitués ou en voie de formation, à créer et entretenir une dynamique permanente d’unité des colonisés africains pour faire pression sur les constituants. Aux « Etats Généraux de la colonisation » doivent répondre les « Etats Généraux » des colonisés. Nous verrons plus loin ce qu’il en fut.

Il faut remarquer pour l’heure que, malgré des préoccupations différentes, les élus africains se sont mis d’accord sur un minimum, sur une plate-forme politique. Celle-ci paraît être suffisamment large pour mobiliser le plus de monde possible, y compris des Français sensibles aux revendications africaines. Mais l’écho immédiat du Manifeste montre que cet espoir d’unité d’action des colonisés est parfois surfait dans certains milieux et même dans l’intergroupe parlementaire ; il y a ici très vite des défections dès Septembre.

L’espoir d’une unité d’action des colonisés d’Afrique Noire : l’écho du Manifeste à Paris et dans les colonies

Dans son témoignage sur cette période, F. Houpbouët-Boigny rappelle en 1986 les raisons de l’unité d’action en 1946 :

« Avec une apparence de raison, ils (les colons) ont dénoncé le fait que nous étions élus seulement par une minorité d’ Africains. Or ce n’était pas nous qui avions établi le collège électoral. C’était les colons … Nous avons donc demandé que nous soyons appuyés par un grand mouvement africain, un grand mouvement populaire qui pourrait soutenir notre action au Parlement français, prolonger l’action que nous-mêmes nous venions de mener dans la diversité … Mais nous avions compté sans les impétinents de la division… »

Ce témoignage n’est contesté par aucun autre, au moins sur ses deux aspects : la volonté d’unité d’action populaire et la trahison. Il donne la mesure de l’écho que le Manifeste parlementaire de septembre 1946 a en France et dans les colonies d’Afrique Noire.

En France, la publication du Maaifeste des parlementaires africains passe inaperçue ; sauf pour les partis métropolitains qui en reçoivent copie chacun.

La poignée d’étudiants africains en prend connaissance souvent de manière indirecte.

Le périodique L’Afrique que des parlementaires liés au PCF viennent de créer est à son premier et unique numéro. Il est peu lu parce que peu connu et mal distribué, même dans les milieux africains en France.

La réaction des partis métropolitains est mal connue, sinon celle du P.C.F. et de la S.F.I.O. L’appui du P.C.F. est total ; au moins au niveau des instances dirigeantes. Mais le journal du parti, L’Humanité, ne mentionne pas le Manifeste même s’il fait état de la « juste lutte des opprimés » de la France d’Outre-Mer.

La S.F.I.O. voit d’un mauvais oeil cette dynamique populaire qui risque de se développer au profit du P.C.F.; trois des signataires du Manifeste (F. Houphouët-Boigny, J. F. Tchicaya et G. d’ Arboussier) sont proches du P.C.F. Et il n’est pas évident que Lamine Guèye ait assez d’influence sur eux. Il faut donc « tuer le mal dans l’oeuf avant que Marius Moutet, le ministre SFIO de la F.O.M. ne soit débordé par les événements qui se préparent. C’est ce dernier qui insiste auprès de son parti pour arrêter les choses ; il faut « débaucher » les signataires proches de la SFIO (Lamine Guèye, L.S. Senghor, Yacine Diallo et Fily Dabo Sissoko). Les moyens de pression qu’utilise le Ministre des colonies sont dans la bonne tradition des moeurs politiques de la IIIe République : corruption par l’argent ; chantage à l’approche d’échéances électorales.

Dans un témoignage public qu’il fait en 1985, Houphouët-Boigny nous décrit ainsi les moyens utilisés contre Fily Dabo Sissoko :

« … Barbé … ce soir-là, rue Vaneau, à l’hôtel que j’habitais et au troisième étage, entre el me dit :
— Le Parti Communiste vous avait mal jugé mais aujourd’hui nous nous rendons compte que vous êtes le seul défenseur de la masse africaine. Tous les autres ont trahi. Et même pas intelligemment Ils ont accepté de Moutet… des chèques au lieu de l’argent liquide. Et nous avons les numéros de tous les chèques que vos collègues ont touchés pour trahir leur pays.
C’était triste. Je n’y croyais pas. A son départ, je suis descendu au deuxième étage qu’occupait notre frère Fily Dabo Sissoko. Et je dis :
— Grand frère … voilà ce que vient m’apprendre Barbé. Il parait que vous n’irez plus à Bamako et qu’on vous a payé avec des chèques.
Et feu Fily Sissoko de me dire :
— Mais qu’est-ce qu ‘il y a de répréhensible dans cela ? Qu’est-ce qu’il y a de diffamant ? C’est une simple récupération. On a volé tellement nos frères ! … Je ne me crois pas obligé parce que j’ai touché de l’argent.
Je dis :
— Mais, alors, dans ce cas-là, pourquoi tu ne m’as pas prévenu ?
Il m’a dit :
— Parce que tu es têtu.

Ce dialogue pénible montre toute l’ampleur du fossé qui sépare, déjà à Paris même, les deux camps de signataires. Contre l’aventure exaltante d’une lutte parlementaire qui va jusqu’au bout de la logique démocratique il y a le camp des signataires pour qui le Manifeste à peine signé est une monnaie d’échanges politiques pour trouver un compromis. Ce peut être une « trahison » ; mais toute trahison politique s’expliquait alors dans le jeu subtil et complexe des rapports de forces entre partis métropolitains. Peu d’élus africains de cette époque, à l’exception de F. Houphouët-Boigny, croyaient en une mobilisation efficace des masses africaines écrasées par des décennies d’autoritarisme colonial… Au destin des peuples en mouvement vers l’émancipation, presque tous préfèrent le confort d’une promotion politique personnelle. Houphouët-Boigny sera donc le seul parlementaire africain à se faire l’avocat du Manifeste. G. d’Arboussier n’étant plus député.

C’est justement avec G. d’Arboussier que Houphouët-Boigny prépare les esprits en Afrique Noire à ce grand rassemblement. Le 18 septembre, ils adressent le texte du Manifeste à toutes les organisations (partis politiques, mouvements et associations, syndicats professjonnels, personnalités particulières) africaines d’AOF, d’AEF, du Cameroun, du Togo, de la Côte française de Somalie, de Madagascar, des Iles françaises de l’Océan Indien.

Le texte de cette lettre mérite d’être connu ; car, outre l’insistance qui y est faite sur l’importance du futur rassemblement de Bamako, il donne une idée des structures d’organisation que prévoient les deux hommes pour la bonne tenue du Congrès : un « Comité d’organisation » du Congrès à Paris, un « Comité d’initiative » dans chaque territoire et un « Comité d’organisation local » à Bamako ; le tout soutenu par une large campagne de presse. C’est le schéma de mobilisation des masses auquel recourt le P.C.F. depuis longtemps. Voici des extraits de cette lettre du 18 Septembre 1946 :

« Chers amis,
Nous vous adressons ci-joint, le texte elu Manifeste du rassemblement africain que le Comité d’organisation comprenant tous les signataires ont décidé de convoquer.
L’importance de cet événement ne vous échappera certainement pas dans les circonstances graves que nous vivons …
Partout où cela sera possible, vous constituerez un Comité d’initiative qui se chargera de régler les modalités de désignation des délégués et de leur acheminement sur Bamako. A leur arrivée à Bamako, les délégués seront reçus par le Comité d’organisation local. Nous vous demandons d’assurer la publication du texte du Manifeste dans la presse locale et par tous les moyens à votre disposition …

C’est à la réception de ces documents que l’opinion publique africaine dans les colonies réagit au Manifeste. Elle est généralement favorable ; au pire, c’est une attitude de réserve vite d’ailleurs abandonnée par la plupart.
La réaction la plus spectaculaire vient d’un ensemble d’organisations sénagalaises comme le rapporte J-R de Benoist En effet, dans un télégramme daté du 22 Septembre et adressé à diverses personnalités en France, dont le président du Conseil, celui de l’Assemblée Constituante, le Ministre de la France d’Outre-mer, le secrétaire général du P.C.F., celui de la S.F.I.O. et tous les élus d’Outre-Mer, seize organisations sénégalaises expriment leur adhésion totale à l’action des parlementaires africains. Un autre télégramme sera même adressé par ces organisations à Lamine Guèye en ces termes :

« Vous prions transmettre partis ayant soutenu votre action et particulièrement Parti communiste français nos sincères remerciements pour vigoureux appui apporté députés Outre-Mer dans circonstances difficiles pour maintien libertés démocratiques for tement menacées par réaction»

Une partie de la presse sénégalaise, notamment le Réveil d’Etcheverry fait une large place au projet.
Pour le leader sénégalais c’est une condamnation implicite de son désistement de première heure. Hors du Sénégal, c’est en Côte d’Ivoire, le fief électoral d’Houphouët-Boigny, que l’adhésion est la plus spectaculaire. Très vite s’organisent les militants du PDCI pour faire appliquer le mot d’ordre de leur leader. Des contacts sont pris avec le Parti Progressiste de Côte d’Ivoire (P.P.C.I.) à la fin de septembre. Ce parti d’opposition n’est pas hostile aux idées développées dans le Manifeste

Les sections urbaines et rurales du PDCI sont alertées pour choisir des délégués. Dans une lettre adressée à un de ses amis, Marcel Laubhouet, le député de Côte d’Ivoire veut que la représentation ivoirienne soit la plus large possible. Elle le sera.

Transporteurs et leurs camions
Transporteurs et camions

Mais des rumeurs parviennent de Bamako par les transporteurs et commerçants dyula. Elles ne sont pas rassurantes. On dit les Soudanais hostiles à l’idée d’une telle réunion chez eux. Pour Coffi Gadeau, alors secrétaire à l’organisation dans le PDCI, ces « bruits vrais ou faux » sont un défi à relever. « On dit, nous rapporte-t-il, que sur l’instigation du député Fily Dabo Sissoko et avec le concours et la complicité du Gouverneur Louveau, gouverneur du Soudan, Bamako et le peuple soudanais feraient le vide au tour du député de Côte d’Ivoire … le PDCI décida alors de combler ce vide possible par une très importante délégatio n».

En fait qu ‘est-ce qui se passe au Soudan ? Lorsque les membres du « Bloc Soudanais » dirigés par Mamadou Konaté reçoivent copie du Manifesle, leur première réaction est d’avoir plus d’informations sur l’ événement qui se prépare.
Selon le témoignage d’un ami de Mamadou Konaté, le médecin Jean Antoine, le chef du « Bloc Soudanais » était « embarrassé ». On lui dit que « Houphouët-Boigny communiste, était attendu à Bamako pour lancer un grand mouvement. Il avait envoyé deux télégrammes à Lamine Guèye pour demander des directives sur la conduite à suivre à l’égard d’Houphouët et de d’Arboussier, mais n’avait pas eu de réponse ».

L’incertitude des Soudanais vient aussi de ce que Fily Dabo Sissoko n’a pas immédiatement fait savoir de Paris son opposition au projet du Manifeste. Or les G.E.C. du Soudan et le P.D.S. (parti démocratique Soudanais) qu’ils encadrent multiplient les informations autour et en faveur du Manifeste. Le Gouverneur Louveau, un S.F.I.O., a reçu instruction de faire obstacle à ce Congrès « d’obédience communiste ». Devant le mutisme des amis de Lamine Guèye et le peu de fermeté de F.D. Sissoko, le « Bloc Soudanais » et le P.D.S. occupent le terrain et s’érigent en Comité d’organisation local.

Ailleurs, dans les autres colonies, les documents préparatoires sont immédiatement analysés et adoptés. On se concerte, parfois en Comités restreints comme au Dahomey et en Guinée, parfois dans les « cercles d’évolués » comme au Tchad et au Gabon, pour désigner les délégués. Partout, la presse contrôlée par les milieux coloniaux minimise la portée profonde du Manifeste dans la colonie ou bien, pour les plus perspicaces des journalistes, elle y voit un acte de subversion qui, selon elle, accrédite la thèse d’un « complot communiste » dans les colonies. On demande aux autorités administratives d’y faire obstacle par tous les moyens sous peine d’être des bradeurs de l’Empire ». L’accord de la majorité des partis métropolitains pour adopter la nouvelle « mouture » du projet de constitution laisse penser que l’espoir d’ une plus grande limitation des libertés naguère accordées aux colonisés demeure. Surtout si, comme on commence à le murmurer dans le M.R.P. à la lin de septembre, le P.C. F. n’est plus parti de gouvernement. C’est l’ébauche du slogan futur des élections de Novembre 1946, Bidault sans Thorez
Pour l’heure, les deux principaux organisateurs du futur congrès, F. Houphouët-Boigny et G. d’Arboussier, veulent inviter tous les partis politiques métropolitains pour qu’ ils soient témoins de ce qui se passera et se dira à Bamako. Ils n’escomptent pas tellement la présence du M.RP. et du Parti-Radical-Socialiste, principales cibles de leurs attaques. Mais ils pensent, encore au début d’Octobre, que la S.F.I.O. reconsidérera sa position d’hostilité pour venir. Cet espoir sera déçu ; mais la dynamique unitaire dans les colonies d’Afrique Noire française est lancée. Et c’est l’essentiel au début d’octobre 1946. A quelques jours du second référendum constitutionnel (17 octobre 1946), on espère que le rassemblement prévu pour les 11, 12, l3 octobre sera une bonne tribune pour dire un « non » massif et populaire au projet de constitution.

Au total, on voit par ces indications générales qui précèdent que le Manifeste parlementaire permet de décrypter les enjeux des luttes que mènent les élus africains au Palais Bourbon, leurs attitudes respectives, leur audience réelle sur les masses africaines et les objectifs que chacun d’entre eux poursuit Ce n’est donc pas seulement parce qu’il appelle au Congrès de Bamako que ce document est important. C’est aussi en tant que révélateur des forces politiques en mouvement dans les colonies d’Afrique Noire qu’il est important. « L’Afrique Noire française se donne rendez-vous à Bamako », malgré la défection de ses principaux élus, pour faire pièce de façon spectaculaire à l’offensive des nostalgiques d’ une colonisation pure et dure comme avant 1944.

L’Afrique Noire à Bamako (18-21 octobre 1946)

« … De cette foule de femmes. d’hommes de militants
Partit une voix, une voix frèle de gosse, face à ces canons
prêts à cracher la poudre et la mort, face à ces fusils
coiffés de baïonnettes. face à ces hommes que seules
grandissent les dorures, le bronze et le fer, elle cria,
la petite voix de gosse : Vive le RDA !
Alors la masse, d’une voix, d’une seule voix,d’une voix puissante,
d’une voix grondante d’océan, prête à emporter toutes les digues,
à culbuter murailles d’acier et remparts de chars luisants,
A ce gosse audacieux, à ce lutteur de demain, répondit
Vive le RDA ! »

Cet extrait du poème de Bernard Blinlin Dadié, Le Corbillard de la Liberté, poème célèbre en l’honneur du RDA, traduit toute la ferveur et l’enthousiasme de ceux qui étaient en octobre 1946 à Bamako.
Ils sont venus de divers territoires de l’Afrique Noire française. Et l’on a depuis chanté, avec une certaine emphase, que « l’Afrique s’était donnée rendez-vous sur les bords du grand Niger » en 1946.
Le choix de Bamako est un symbole : les délégations qui arrivent dans la capitale du Soudan effectuent un voyage alors périlleux et le Congrès est loin d’être un immense hymne à l’unité à cause de débats parfois houleux entre « maximalistes » et « modérés ». Il faut rejoindre le poète pour décrire ce qu’ il appelle la «voix grondante de l’Océan » ; car il y a foule à Bamako en ce milieu d’octobre 1946.
Mais il faut mettre sur le compte du souffle poétique l’image d’une « masse » qui d’une voix, d’une seule voix scelle son unité.
L’Afrique Noire à Bamako c’est la naissance du RDA : mais c’est un accouchement difficile à certains moments. Suivons le déroulement du Congrès en octobre.

PenseeCourtemanche

Bienvenue dans mon monde d'exploration et de découverte ! Je suis Ingrid Allain, une voyageuse passionnée avec une curiosité insatiable pour la riche tapisserie de la culture africaine. Pour moi, l'Afrique n'est pas juste une destination ; c'est une fascination de toute une vie et une source d'inspiration. Des rythmes vibrants des cercles de tambours d'Afrique de l'Ouest à la perlerie complexe des artisans Maasaï, chaque coin de ce continent détient un trésor de traditions à découvrir. À travers mes écrits, je vise à partager la beauté, la diversité et la résilience des cultures africaines avec le monde. E-mail: [email protected] / Linkedin
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